La fille à cent sous
1
Du temps que je vivais dans le troisièm’ dessous,
Ivrogne, immonde, infâme,
Un plus soûlaud que moi, contre un’ pièc’ de cent sous,
M’avait vendu sa femme.
2
Quand je l’eus mise au lit, quand j’ voulus l’étrenner,
Quand j’ fis voler sa jupe,
Il m’apparut alors qu’ j’avais été berné
Dans un marché de dupe.
3
«Remball’ tes os, ma mie, et garde tes appas,
Tu es bien trop maigrelette,
Je suis un bon vivant, ça n’me concerne pas
D’étreindre des squelettes.
4
Retourne à ton mari, qu’il garde les cent sous,
J’ n’en fais pas une affaire.»
Mais ell’ me répondit, le regard en dessous :
«C’est vous que je préfère…
5
J’ suis pas bien gross’, fit-ell’, d’une voix qui se nou’,
Mais ce n’est pas ma faute… »
Alors, moi, tout ému, j’ la pris sur mes genoux
Pour lui compter les côtes.
6
«Toi qu’ j’ai payé cent sous, dis-moi quel est ton nom,
Ton p’tit nom de baptême ?
– Je m’appelle Ninette. – Eh bien, pauvre Ninon,
Console-toi, je t’aime.»
7
Et ce brave sac d’os dont j’ n’avais pas voulu,
Même pour une thune,
M’est entré dans le coeur et n’en sortirait plus
Pour toute une fortune.
8
Du temps que je vivais dans le troisièm’ dessous,
Ivrogne, immonde, infâme,
Un plus soûlaud que moi, contre un’ pièc’ de cent sous,
M’avait vendu sa femme.